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De Pont du Fossé à Jérusalem
A deux sur un cheval-vapeur
!! Automne 1954.
"QUAND le sol vous brûle les pieds, quand les fourmis vous montent le long des jambes, quand les yeux ont hâte de s'agrandir, les oreilles de bourdonner d'enivrements, les mains de serrer d'autres mains..., qu'est-ce qu'on fait ? On décide de partir. A vrai dire, on décide un peu dans l'inconscience sans prévoir les montagnes de paperasses, d'ennuis, de difficultés, de tracasseries... Moyens de locomotions, photographies pour les visas, queues à chaque ambassade, “ Revenez demain ! ”, piqûres antivarioliques, certificats de baptême pour les pays arabes, carnet de passages en douanes, assurance au tiers, permis de conduire international qu'on délivre même si, comme nous, n'avons jamais passé devant un examinateur, sacs à bagages, adresses à collecter, argent à mettre de côté, au revoir tonton, au revoir tata... et cetera...Et ne rien oublier surtout, ni oublier personne... Ouf ! Départ le 21 Novembre 1954. «Puchnette », motocyclette Puch 125 cm 3 (force : un cheval vapeur) attendait près des tonnelles, le ventre plein, la chaîne huilée, le robinet essence ouvert. Nous devions partir à midi de Nogent.
Au départ: première
tentative compliquée. Devant: Pierre Prégentil (Robert Faure), derrière: Pierre
Nogent... Installation peu confortable à revoir!
Où tout placer? Comment
attacher, sur les deux sacoches archi-pleines, les 2 sacs marins bourrés de
paquetages, le bidon d'huile, les sacs de couchage, les multiples papiers, les
appareils photos...etc... En guise d'apéritif au voyage, nous étions servis.
La crevaison n'allait pas tarder à planter son clou. Elle choisit, pas de chance, la Rochepot. Mais, dans ce maquis, un mécanicien ouvrait baraque. Il cacha le trou, négligea la chaîne. Au remontage, il ne la tendit pas... Nous fûmes bons pour son prochain collègue. L'Auberge de la Jeunesse de Crèches-sur-Saône (près de Mâcon) se compose de dortoirs, d'une casserole et d'un tas de balayures. Les balayures servirent à faire du feu et la casserole de 10 centimètres de diamètre à cuire deux immenses biftecks. Ils cuiront à peu près autant que pouvaient l'être ceux des Huns qui les plaçaient entre leur corps et l'échine fumante de leurs chevaux. Ce feu ne put guérir nos rhumes, et les gouttes au nez de P. Nogent continuèrent à tomber sur le nylon de la combinaison de P. Prégentil. Un café chaud à Lyon, un grog à Montélimar avec du filet de maquereau (plutôt que du nougat) nous réchauffèrent jusqu'à l'île de la Borthelasse, sise en Avignon, cité papale ensoleillée. Quand les cigales chantent et que vous avez le vent debout, le garde-boue arrière qui rompt sous le poids, la crevaison qui remet ça, l'Estérel à grimper, les Adrets à franchir, les sacs de couchage perdus puis retrouvés, mieux vaut penser aux histoires de Marius... et aux olives qu'une brave dame, à Cannes, prépare pour notre arrivée.
De
la France vers l'Italie . L'Italie : en coup de vent, trempés jusqu'à l'humérus, l'intérieur de nos sacs mouillés jusqu'au troisième slip, et virages sur virages sur la route glissante tout au long de la Riviéra. De Gênes, nous avons vu surtout le fourmillement des rails de tramways qui jouèrent la peau de banane et nous mirent front contre terre. A Venise, « Puchnette » a préféré l'immense garage où elle était reléguée pour la nuit dans un cinquième étage à l'interdite place Saint-Marc, aérodrome de pigeons domestiques et débarcadère de gens à boites à déclic. C'est au Castelleto di Scorcola, à Trieste, qu'enfin nous pûmes étendre à l'aise nos chaussettes détrempées sur les barres de nos lits.
De
l'Italie vers la Grèce. Que de terribles histoires entendues à propos de l'état des routes, à propos de la neige, à propos de la rareté des postes d'essence, à propos des loups que nous risquions de rencontrer...On verra bien ! Sésame ferme la frontière italienne mais ouvre l'accès aux routes de boue. « Merci, oh douaniers, gens
pressés sous les
averses, qui fites si peu de cas
de nos sacs crottés,
de notre paquetage moisi ! »
Avez-vous jamais vu en France deux policiers en train de défaire leurs ceintures pour remorquer une épave de moto qui ne peut plus respirer ? De l'auto-route Zagreb-Belgrade, longue bande d'asphalte posée sur des espaces infinis de désolation, un segment de " Puchnette ", victime des précédentes grimpettes à 17 %, se découvrit une paille. Force nous fut de nous asseoir sur l'herbe, la mécanique n'étant pas notre fort. Prochain garage : 75 kilomètres. Nous tentons au pouce du camion stop. Mais les camions sont rares en Yougoslavie, aussi rares que les policiers motorisés. Ce que firent les deux qui se présentèrent: ils nous traînèrent en laisse sur les 25 kilomètres que nous avions déjà faits, jusque chez un de leurs amis, garagiste à Zagreb. "Demain, tout sera parfait, vous pourrez avaler dans la journée les 400 kilomètres pour être à Belgrade entre chien et loup... ” Dieu, que c'est long, de rouler 100 kilomètres sans trouver âme qui vive... quelques cantonniers seulement qui, à la vue de nos casques, se mettent au garde-à-vous et nous saluent, croyant avoir affaire à des motards communistes en patrouille. Chaque 100 kilomètres : une baraque où se vendent de l'essence, du café turc, des carrés de porc et de l'air sous pression. L'on remet ça quatre fois, quatre fois le café turc, mais la quatrième, c'est la bonne... Sur les bords du Danube, c'est la nuit à Belgrade.
Les affreuses routes
de Grèce, d' Alexandroupolis à Edirne: nids de poules, têtes-à-queues,
embourbements, patinages, brusques embardées, bagages et vêtements détrempés...
On ne devait pas inspirer confiance à ces
trois visiteurs grecs. La Grèce du Nord, c'est d'abord le soleil, puis les marchands d'olives, les fromages de brebis, le miel, les bohémiennes qui veulent se faire photographier et les bergers en houppelande. Ceux-ci vous stoppent pour vous demander une cigarette. Si vous avez l'audace de passer outre de peur de ne plus pouvoir repartir dans la fange, alors ils vous lancent après leur meute de chiens qui s'en donnent à pleines dents sur les mollets bien gonflés de « Puchnette » ou à pleins crocs sur le pli mal fait de nos pantalons. S'il est un désastreux chemin campagnard, c'est bien celui, l'unique, qui relie l'Europe non communiste à l'Asie. Poulailler abandonné, aux nids de poules géants, remplis de quarante centimètres de boue, tracé spécialement conçu pour gymkhanas d'amateurs de glissades et de têtes à queues. Les quarante kilomètres
avant Edirne semblent
un cauchemar de lendemains de
pluies.
Les fumeurs de narghilé, assis au devant des bistrots nous invitaient à tirer quelques bouffées et les réparateurs des postes de T.S.F. en profitaient pour nous demander si nous n'avions pas dans nos bagages quelques lampes de rechange. Mis à part, notre séjour dans la citadelle d'Ankara où deux femmes portant longues jupes jaunes nous jetèrent des pierres parce que nous voulions les photographier, ce fut partout un agréable accueil. La neige même (nous étions en plein mois de décembre) voulut nous offrir un tapis. Puchnette », notre moto, l'apprécia peu. Nous, encore moins. Pourtant, nous avions décidé de faire un détour pour voir Urgup et Goréme. Dans cette région, l'eau et le vent ont façonné des forêts de rochers coniques, grands parfois comme des cathédrales et toujours droits et rugueux comme des âmes en révolte. Mais le plus curieux est que des moines byzantins ont creusé toutes ces pierres d'une foule d'alvéoles qui leur servirent de cellules et d'églises. Nous cloîtrant dans l'un de ces rochers, nous avons attendu là l'année 1955. Pour le premier de l'an, nous n'avons guère accompli qu'une cinquantaine de kilomètres dans la neige pour arriver de nuit à Kaimacli, un village de 300 habitants, la barbe gelée, chaussettes et souliers ne faisant qu'un même bloc de glace. A notre vue, les paysans qui entouraient le poêle de l'unique bistrot se dressèrent comme un seul homme... c'était pour nous offrir les meilleures places et commander pour nous du thé bien chaud. Pendant que l'un essayait de revigorer nos mains de glace, l'autre triait la neige des lacets de nos brodequins et nous déchaussait. Puis, répondant aux vieilles lois de l'hospitalité, il apporta une bassine et une cruche, et nous prit de force les pieds pour les laver...comme dans l'ancien temps. Quand nous fûmes bien réchauffés, bien pouponnés, on nous mena chez Ali Guge. Chez lui, nouveau lavage des pieds et, à table, à la Turque naturellement, tirant avec nos doigts du plat unique olives noires, cornichons, piments et fromage de brebis émietté. Les deux femmes de notre hôte nous servaient sans dire mot. Elles devaient plus tard se contenter des restes.
Population hétérogène. Ils
sont venus de tous les pays et se sont donné rendez vous là pour peupler le
nouvel Etat. Chacun tente à sa façon de
trouver une petite affaire pour s'intégrer dans la nouvelle nation. En Israël quelques camps de
bédouins demeurent. Ils vivent sous des tentes en peaux de chameaux. Quand elles
viennent en ville, en 1955, les bédouines du cheick Souleiman portent toute leur
fortune d'or sur leur visage. Libérée, elle nous traîna à nouveau jusqu'au désert du Neguev. Quand nous arrivâmes le soir, au kibboutz de Mishmar-Haneguev, le soleil s'était couché sur les sables. Un vent chaud soufflait d'Arabie. Des chacals fixaient nos phares.
Printemps 1955. Autour de
« Moumous » au kibboutz du Neguev, 9 heures de travail par jour. Pour d'anciens
citadins, la plupart bacheliers, venus de France ou d'Afrique du Nord, la terre
est lourde, elle est basse. Elle casse les reins. La pioche couvre les mains
d'ampoules, mais les gens sont heureux: ils préparent leur futur pays. 1955 au kibboutz de Mishmar
Haneguev : les enfants jouent. Leurs mères qui travaillent dans les champs ne
les verront qu'une heure ou deux, le soir, lorsque le travail sera terminé. Des
monitrices s'occuperont d'eux toute la nuit et les jours suivants, pendant que
pères et mères travailleront la terre. Venu du Yémen en Israël, il
est heureux de tout découvrir. En échange d'une photo, il négocie le droit
d'emprunter notre « Puchnette ». Tout est nouveau pour lui, mais il semble
serein.
La solitude dans le
terrible désert du Neguev. A Beershéba, les pancartes avaient indiqué: « Vous
entrez ici dans le désert. Vérifiez une dernière fois le moteur : Eilat 257
km . » Désert du Neguev .....Neguev
veut dire " sec" . Ce désert est souvent cité dans la Bible : " ...ils se
sépareront du milieu de l'habitat des hommes pour aller au désert afin de prier
et d'y préparer la voie de Dieu...."
Descente vers la Mer
Morte que l'on voit au loin, devant les montagnes. Elle se trouve à 420m au
dessous du niveau de la mer. Il s'agit d'un résidu d'une grande étendue d'eau
salée qui s'est évaporée sur des milliers d'années sous l'effet d'une chaleur
importante. Nous nous sommes retrouvés
au poste d'Enra-
dian où une fille caporal nous
invita à déjeuner
et demanda à un mécanicien de réparer notre crevaison.
Après quoi, nous avons
repris la route et sommes
arrivés sans encombre à la Mer
Rouge saluant au
kilomètre 8 les gens de l'O.N.U.
qui enquêtaient
sur l'attentat à la mine de la
veille.
La mer morte, longue
de 76 Km et large en moyenne de 17 Km . La profondeur va de 392 m ( maximum ) à
5m seulement dans le sud. Toute forme de vie est exclue du fait de la salinité. Pour les nouveaux
arrivants : la découverte de la Mer Morte, de ses grottes de sel et de son eau
super porteuse.
Le lendemain, en fait, "
Puchnette ” était entre
les mains des policiers... Ils
ont passé, sourire aux
lèvres, la journée à se promener
dans Eilat et à
balader leurs relations diverses.
Nous avons vécu huit
jours tranquilles dans l'enchantement de la Mer Rouge, puis, sans inquiétude
aucune, nous avons péniblement remonté le désert
pour profiter des fêtes
de Pâques, afin de passer
plus aisément en Jérusalem
arabe.
Une
voiture a sauté au bord de la piste. Les cantonniers sont là pour réparer les
dégats. Quant à "Puchnette", elle subit un désencrassage de bougie. Nous nous sommes aussitôt transformés en ouvriers agricoles et avons biné des haricots chez les Pères Trappistes. Nous avons tout de même pu assister aux fêtes de la Résurrection au Saint-Sépulcre, ce bâtiment en ruines trop étroit pour contenir la foule d'autant plus nombreuse cette année que les catholiques fêtaient Pâques dans un chaos indescriptible, alors qu'au même endroit les Grecs orthodoxes organisaient leur procession des Rameaux... Il ne faut pas aller au Golgotha pour trouver une atmosphère de recueillement.
A Bethanie, on nous jetait des pierres. A Salt, on nous crachait dans le dos. Dénoncés sans arrêt comme espions juifs, les policiers nous traînaient à leurs postes. Même enfermés à la Trappe, le même gendarme revenait tous les jours réclamer nos mêmes passeports en règle. Du matin 8 h. 30 jusqu'à 13 heures, nous avons été questionnés par les policiers d'Amman le jour où nous voulions assister au mariage du Roi. Ils ont relevé un à un les 47 tampons de nos passeports avant de nous libérer. Si le roi et la reine formaient un charmant jeune couple, la foule des bédouins, qui avaient laissé leurs tentes noires tissées de poils de chameaux pour assister à ce fastueux mariage, se montra choquée quand la reine apparût toute souriante au balcon... Elle n'avait pas le visage voilé selon la coutume arabe. P. Prégentil, qui s'était confectionné sur un mur un siège idéal pour tout photographier, porta pendant huit jours les traces de coups de bâton qu'un sergent de la Légion lui administra pour arriver à le déloger. Bref, dès que nous avons eu assez d'argent pour quitter la Jordanie, nous l'avons fait.
Passage en Syrie.......
Puis à Beyrouth, nous avons dû songer à prendre des décisions plus sérieuses. C'était le mois de juin. Un bateau turc ramena P. Prégentil en France... P. Nogent est encore en vagabondages."
(Reportage de Robert Faure, paru dans "Paris Normandie" les 28 et 29 septembre 1955)
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